• "A la mode de..."

    "A la mode de..."

    Ci-dessus Les funérailles de Guillaume le Conquérant (1876), tableau de Jean-Paul Laurens ( 1838-1921) - Musée des B.A. de Béziers .

     

    « A la mode de… »

     

    « Frère Sidoine, par pitié, arrêtez cette torture ! Le péché de gourmandise va nous mener droit en enfer ! Vous créez le désordre des consciences dans notre monastère en y répandant des fumets si délectables ! Dieu n’est pas notre ventre, vous détournez le pêcheur de notre créateur !

    Prenez pitié de nos âmes… mais, de grâce, je vous en supplie et pour notre malheur, ne cessez point de nous rassasier de mets si délicats. Honte à nous qui ne savons pas résister aux tentations ! »

    La cité est en émoi. Deux semaines déjà que la nef, partie de Rouen, s’était échouée dans le port. Le duc-roi revenait dans sa bonne ville de Caen, mais c’était son dernier voyage…

    Les moines de Saint-Étienne sont venus en grande pompe lever son corps cousu dans une peau de bœuf et l’ont déposé sur un catafalque au sein de la grande abbatiale voulue par son fondateur désormais défunt.

    « Guillaume est mort ! » Ce cri avait jeté l’effroi parmi les Normands qui désormais devaient se résigner à la disparition soudaine de leur prince. Il fallait désormais organiser de solennelles funérailles auxquelles ont été conviés nombre de barons et d’ecclésiastiques de grand renom venus de toute la Normandie… 

     

    Ce matin-là, Sidoine Benoît, moine de l’abbaye aux Hommes en charge des marmites monastiques, s’affaire dans les cuisines, indifférent au bouillonnement inhabituel qui agite le couvent.

    Las de perdre la cinquième partie du bœuf, il se consacre depuis des jours à parfaire sa nouvelle recette pour cuisiner les estomacs du bovidé auxquels il compte également ajouter des pieds de bœuf et des condiments aromatiques.

    En pleine expérimentation, il dépose les tripes dans une grande marmite, les recouvre d'eau froide, les porte à ébullition et les fait cuire en gardant l’œil sur sa clepsydre avant de les égoutter.

    Dans la nef de l’abbatiale, la foule se presse pour assister aux funérailles du conquérant de l’Angleterre. Malgré le délai très court, toute l’aristocratie normande s’est déplacée depuis les confins du duché pour assister à la cérémonie funèbre et saluer une dernière fois son suzerain.

    Au moment de l’élévation, un cri retenti aux portes de l’église : « au feu ! » Un début d’incendie s’est déclenché à l’extérieur de l’église et menace d’embraser tout un quartier proche de l’édifice ; une partie de l’assistance déserte alors les lieux pour éteindre le brasier.

    Assis en cercle dans la cuisine du monastère, Sidoine et ses aides épluchent dans le silence absolu l'ail et les échalotes, puis les cisèlent finement. Il prend soin de les réserver avec les aromates et les clous de girofle.

    L’incendie finit par être éteint et la cérémonie peut enfin reprendre. C’est alors qu’un homme intervient à grands cris pour déposer une réclamation. Il s’estime lésé : l’abbaye a été construite sur la terre de son père sans que le duc l’aie dédommagé ! Pour couper court, le protestataire reçoit quelques pièces de monnaie, sous condition de régler le litige après l’inhumation.

    Dans une braisière bien chaude, Sidoine ajoute un filet de graisse et le beurre puis fait revenir la garniture sans coloration pendant quelques instants. Il l’assaisonne ensuite de sel et de ce poivre si rare. Il déglace cette préparation au jus de pomme fermenté et la laisse réduire de 1/3. C’est à cet instant qu’il la rajoute aux tripes et laisse cuire à feu doux durant 3 h, en maintenant une petite ébullition et à couvert. Épuisé, il charge un frère marmiton d’ajouter un peu d'eau si besoin. Cependant, régulièrement le cuisinier scrupuleux vient tester la cuisson à l'aide de la pointe de son couteau car les tripes doivent être fondantes. Au besoin, il rectifie l'assaisonnement.

    Le service arrive à son terme et vient le moment de descendre la dépouille dans la fosse creusée dans le sol de l’abbatiale Saint-Étienne. De chaque côté de la tombe, quatre hommes se sont placés pour descendre à l’aide de cordes le corps du duc. Le silence se fait alors dans l’église ; chacun songe à cet instant aux hauts faits d’armes accomplis par Guillaume de Normandie devenu roi d’Angleterre. Devant la solennité de cet instant, tous sont émus et beaucoup essuient une larme à la mémoire du glorieux disparu.

    Sidoine surveille consciencieusement la cuisson des tripes depuis quatre heures en veillant à ce que le feu ne diminue pas. Pour les apprécier, il sait qu’elles doivent être dégustées bouillantes. 

    Au moment de la descente du corps royal, on s’aperçoit que l’espace se révèle trop étroit pour l’obèse qu’était devenu Guillaume, aussi doit-on le contorsionner en tous sens. A force de pressions sur le ventre du défunt, celui-ci explose littéralement répandant dans l’église une insupportable puanteur. Malgré l’encens agité en tous sens, demeurer plus longtemps en présence du cadavre se révèle impossible et les derniers actes de la cérémonie sont bâclés, chacun s’empressant de retrouver l’air frais à l’extérieur de l’église.

    « Ouf, respire un moine, en laissant retomber le bas de sa coule après avoir exhibé aux yeux des autres moines ses jambes grêles et poilues. Quelle infection ! … C’est enfin terminé… Nous allons pouvoir aller manger. Quel plat a donc préparé frère Sidoine aujourd’hui ?

    - Je l’ai vu s’affairer aux fourneaux depuis tôt ce matin. Ce sera sans doute l’un de ces plats si remarquables par le goût dont il a le secret. L’un de ses aides m’a soufflé qu’il élaborait une recette de tripes « à sa façon ».

    - Ce seront donc des tripes cuisinées à la façon de Caen, c’est la promesse d’un festin, mon compère ! »

     

    Gilles Pivard, rédigé le 19 septembre 2022, jour des obsèques de la reine Élisabeth II de Grande-Bretagne...

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